Il est constant qu’en principe, une collectivité qui entend transformer un chemin en voie carrossable ou qui prévoit d’élargir une chaussée doit respecter la procédure d’alignement prévue par les articles L. 112-1 et L. 112-2 du code de la voirie routière[1]. Ces articles encadrent en effet l’élargissement des voies, motivé par l’intérêt général, à savoir, la sécurité des usagers de la route.
Néanmoins, la pratique de l’alignement est moins nette que sa définition procédurale puisqu’il n’est pas rare que des collectivités procèdent à un alignement de fait, sans recourir à l’une des procédures qui leur permettrait légalement d’y procéder (celle de l’alignement prévue par le code de la voirie routière, celle de la préemption ou celle encadrant l’expropriation). Il est ainsi fréquent que la chaussée soit élargie ou des trottoirs construits sur des fonds privés avec l’accord tacite ou non des propriétaires.
Toutefois, ces travaux, réalisés en dehors des procédures établies donnent régulièrement lieu à des contentieux qui, généralement, portent sur des sommes négligeables, le terrain occupé étant de peu de valeur.
Cependant, depuis quelques années en Ile-de-France, ces contentieux ont pris une toute autre coloration avec l’augmentation très sensible du prix de l’immobilier. En effet, si, en pleine campagne, l’appropriation de quelques mètres carrés d’un terrain agricole conduit à une indemnisation ne dépassant pas quelques centaines d’euros, il en va différemment les zones où la pression foncière se fait sentir et où le prix du mètre carré constructible augmente corrélativement. Dans cette hypothèse, une action intentée par les propriétaires des terrains concernés peut constituer un risque pour l’équilibre des finances locales (d’autant plus lorsque la collectivité a usé de cette pratique à une échelle importante).
Il est important donc de s’interroger sur la qualification de ces empiètements et, surtout, sur leur mode indemnisation.
De prime abord, deux qualifications peuvent être envisagées : la voie de fait ou l’emprise irrégulière, sans qu’il soit aisé de déterminer précisément de laquelle de ces catégories relève l’empiètement concerné.
Cette question, qui peut paraitre uniquement théorique, a au-delà de l’importance symbolique de cette qualification, des conséquences pratiques non négligeables en termes de compétence juridictionnelle et de prescription de l’action en indemnisation.
I. Une qualification susceptible d’évolutions
Classiquement, l’élargissement des voies en dehors de toute procédure était qualifié de voie de fait par les juridictions judiciaires. Toutefois, certains éléments permettent actuellement de douter de la pérennité de cette qualification.
A. Un empiètement classiquement qualifié de voie de fait
La jurisprudence de la Cour de cassation dans ce domaine est, depuis 2008, particulièrement claire. En effet, dans un arrêt Mme Collomp c. Commune de Tourrettes du 25 novembre 2008, la juridiction suprême a cassé l’arrêt de la cour d’appel d’Aix-en-Provence qui avait jugé qu’un empiètement (certes d’une autre nature) était constitutif d’une simple emprise irrégulière. Ainsi, la Cour de cassation infirme cette solution et estime, par une formule générale, que les juges du fonds ont violé l’article 545 du code civil et la loi des 16-24 août 1790, la prise de possession sans titre d’un terrain par l’administration étant manifestement insusceptible de se rattacher à l’un des pouvoirs détenus par elle[2].
Cette solution retenue à l’occasion d’un empiètement en vue de réaliser un conteneur à ordures peut aisément, en raison de la généralité du raisonnement suivi par la Cour, être étendu à toutes les hypothèses d’empiètement.
Cette position n’est d’ailleurs que l’application de la jurisprudence classique selon laquelle l’occupation d’un fonds privé par la puissance publique sans acte administratif antérieur ou décision judiciaire préalable est automatiquement une voie de fait[3].
C’est donc en ce sens que jugent la majorité des juridictions du fond de l’ordre judiciaire[4].
Dès lors, au vu de cette jurisprudence, la qualification de voie de fait ne semble pas faire de doutes.
Néanmoins, d’autres éléments plaident en faveur d’une évolution à venir de cette qualification.
B. Un empiètement désormais assimilable à une emprise irrégulière
Bien que le principe actuel soit la qualification de voie de fait, deux éléments convergent dans le sens d’une qualification de l’empiètement en emprise irrégulière. D’une part, la jurisprudence des cours d’appel montre que la voie de fait n’est pas automatiquement reconnue. D’autre part, et surtout, un récent arrêt du Tribunal des conflits trace une nouvelle frontière entre la voie de fait et l’emprise irrégulière. Or, cette nouvelle ligne de départ est susceptible d’exercer une influence sur la qualification des empiètements sur les fonds privés.
Concernant la jurisprudence des juridictions du fonds, trois séries de cas doivent être distinguées.
Tout d’abord, il arrive que les juridictions du fond relèvent que les propriétaires ont accepté la prise de possession de leur terrain. C’est d’ailleurs sur ce point que le débat se focalise généralement devant les cours. Cependant, lorsque les demandeurs intentent une action quinze ou vingt ans après l’empiètement, il apparaît malaisé de démontrer qu’à l’époque des faits, ils avaient verbalement consenti à la dépossession.
Dans une telle hypothèse, la cour d’appel de Caen a, par exemple, estimé que le silence gardé par les propriétaires pendant de nombreuses années sur cet empiètement contredisant ouvertement leur droit de propriété valait acceptation tacite de cette dépossession[5]. Cette solution a le mérite, d’une part, d’appliquer l’adage classique quieta non movere sans que les conditions de l’usucapion soient réunies et, d’autre part, d’éviter que des propriétaires qui ont verbalement accepté l’élargissement de la voie sur leur fonds viennent solliciter plus tard une indemnisation lorsque le terrain prend de la valeur. Toutefois, cette solution conduit en pratique à déposséder des propriétaires de leur fonds sans que leur intention soit clairement établie et, surtout, sans que la personne publique ait fait preuve de la rigueur qui s’impose pour priver la personne concernée de son droit de propriété.
Dans cette première alternative où l’acceptation tacite du propriétaire est reconnue, les agissements de l’administration ne sont qualifiés ni de voie de fait ni d’emprise irrégulière, le propriétaire étant regardé comme ayant donné son accord à la dépossession.
Ensuite, il apparaît que les règles classiques de la prescription acquisitive trentenaire s’appliquent aux empiètements[6]. Aussi, dans ce second cas de figure, la qualification de voie de fait ou d’emprise irrégulière n’est, de même, pas abordée par le juge.
Enfin, et c’est l’hypothèse qui nous intéresse ici, il a également été jugé – à contre-courant de la jurisprudence classique – que l’élargissement de voies et la réalisation de trottoirs sur des fonds privés sans la moindre procédure n’étaient pas insusceptibles de se rattacher à des pouvoirs de l’administration. Plus précisément, il a été jugé que cette action se rattachait à la mission de police administrative de la commune tenant au maintien de la sécurité publique[7].
Ainsi, même sans acte administratif préalable ou décision judicaire, la cour d’appel de Chambéry a pu estimer que la voie de fait n’était pas établie. Certes, cet arrêt est isolé au sein des décisions judiciaires, très majoritairement fidèles à la jurisprudence classique qui exige un titre. Néanmoins, cet arrêt montre que le principe est susceptible d’évoluer et ce d’autant que la ligne de partage entre voie de fait et emprise irrégulière vient d’être modifiée.
En effet, dans un arrêt du 17 juin 2013, le Tribunal des conflits est venu redéfinir la notion de voie de fait et, ainsi, la répartition des compétences entre juge judiciaire et juge administratif[8]. Désormais, en ce qui concerne les atteintes au droit de propriété, seules celles qui conduisent à « l’extinction » de ce droit sont qualifiées de voies de fait. Par ailleurs, l’arrêt précise que l’implantation irrégulière d’un ouvrage public sur un fonds privé se rattache aux pouvoirs de l’administration.
Partant, dans cette décision, la voie de fait connait une double réduction. D’une part, ne sont plus visées les atteintes graves mais seulement les atteintes conduisant à l’extinction du droit de propriété et, d’autre part, il apparaît qu’implanter sans titre un ouvrage public sur un terrain privé est un acte se rattachant aux pouvoir de l’administration.
Dans ces conditions, la jurisprudence Mme Collomp c. Commune de Tourrettes rappelée supra ne semble pas devoir perdurer pour plusieurs raisons.
En premier lieu, empiéter sur la propriété peut être considéré comme ne conduisant pas à l’extinction du droit de propriété mais plutôt à son amputation. En effet, le droit de propriété n’est pas éteint puisque les intéressés continuent à jouir de leur habitation et d’une grande partie de leur terrain, seule la jouissance d’une partie de leur fonds leur étant interdite[9].
En second lieu, et surtout, les voies publiques et les trottoirs sont des ouvrages publics. Partant, en vertu de la nouvelle jurisprudence du Tribunal des conflits, leur implantation même illégale sur un fonds privé se rattache aux pouvoirs dont dispose l’administration.
Ainsi, au vu de ces différents éléments, il semble que la qualification classique de voie de fait doivent laisser place à celle d’emprise irrégulière.
Reste, néanmoins, à voir comment procéder à l’indemnisation de ces empiètements à la lumière de cette qualification nouvelle d’emprise irrégulière.
II. Une indemnisation conditionnée par la qualification de l’empiètement
L’indemnisation du dommage causé par l’empiètement sur la propriété dépend de plusieurs paramètres. D’une part, celle-ci est conditionnée par le fait générateur de la créance puisque ce dernier détermine la date à laquelle le délai d’action commence à courir et donc sa date de prescription. D’autre part, la méthode d’indemnisation utilisée par le juge est liée au caractère illégal de l’empiètement.
A. Un fait générateur déterminé par la qualification de l’empiètement
Il n’est pas douteux qu’en matière de voie de fait et d’emprise irrégulière, c’est la prescription spéciale des créances détenues sur les personnes publiques qui trouve à s’appliquer.
Ainsi, les dettes nées dans le chef des collectivités qui empiètent sur la propriété des personnes privées se prescrivent par quatre ans en vertu de l’article 1er de la loi n° 68-1250 du 31 décembre 1968.
Ce principe vaut tant à l’égard des dettes nées d’une emprise irrégulière que d’une voie de fait. Toutefois, pour déterminer à quelle date le délai de prescription commence à courir, il est nécessaire de s’interroger sur le fait générateur de cette créance du propriétaire lésé.
Or, le fait générateur de la créance dépend de la qualification de l’empiètement. En effet, de nombreuses décisions démontrent qu’il existe une différence entre la voie de fait et l’emprise irrégulière sur ce point.
S’agissant de l’emprise irrégulière, il est bien établi que le délai de prescription de la créance commence à courir dès l’incorporation de fait du bien à la voirie communale : le fait générateur est donc cette incorporation de fait[10]. A l’inverse, pour la voie de fait, le fait générateur de la créance est constitué par la fixation de l’indemnité due par la collectivité[11].
Dès lors, concernant une emprise irrégulière, l’action ne peut être intentée que dans les quatre ans suivant l’incorporation matérielle des biens à la voirie tandis que, s’agissant d’une voie de fait, l’action peut être intentée à tout moment (dans les limites de la prescription acquisitive trentenaire).
Partant, la qualification de l’empiètement aura une importance pratique réelle quant au délai dont dispose le propriétaire lésé pour intenter une action en indemnisation : quatre ans dans un cas, trente ans dans l’autre. Reste à voir selon quelle méthode indemniser ce préjudice.
B. Une méthode d’indemnisation liée au caractère irrégulier de l’empiètement
En ce qui concerne la méthode d’indemnisation du préjudice subi par la victime de l’empiètement, la qualification d’emprise irrégulière ou de voie de fait n’a, en droit, aucune influence. Sur ce point, c’est le caractère irrégulier – commun à ces deux types d’action – qui détermine la méthode d’indemnisation du préjudice.
En effet, comme le relevait le commissaire du gouvernement Delvolvé dans ses conclusions sur l’arrêt Nogier du Tribunal des conflits[12], lorslorsque l’emprise est irrégulière, la compétence des juridictions judiciaires est beaucoup plus étendue qu’en matière d’expropriation puisqu’elles ne sont plus tenues par les méthodes précises du code de l’expropriation et retrouvent ainsi toute leur liberté pour indemniser le préjudice des propriétaires lésés.
Dès lors, qu’il s’agisse d’une emprise irrégulière ou d’une voie de fait, l’indemnisation sera similaire. Le juge judiciaire sera libre de choisir la méthode d’indemnisation qui lui semble la plus adaptée aux faits de l’espèce, avec pour seule règle classique, de procéder à une réparation intégrale du préjudice subi[13].
Néanmoins, la Cour de cassation a estimé que les juges du fond pouvaient faire application des règles, plus strictes, du code de l’expropriation pour indemniser le préjudice lié à l’empiètement[14]. Les cours d’appel font d’ailleurs usage de cette possibilité qui leur est laissée par la Cour régulatrice quand la méthode d’indemnisation de l’expropriation leur parait devoir s’appliquer[15].
Ainsi, le préjudice lié à l’empiètement sera indemnisé selon la même méthode qu’il s’agisse d’une emprise irrégulière ou d’une voie de fait. La seule différence tiendra alors au délai imparti au propriétaire lésé pour introduire l’action et demander son indemnisation.
Août 2013
Bruno Roze
Avocat au Barreau de Paris
5, rue Cambon 75001 Paris
contact@bruno-roze-avocat.com
www.bruno-roze-avocat.com
[1] Ces articles ont été déclarés conformes à la Constitution à l’occasion d’une QPC n° 2011-201 du 2 décembre 2011, Consorts D. ; voir sur ce point le commentaire du Conseil Constitutionnel.
[2] Cass. 3ème civ. 25 novembre 2008, Mme Collomp c. Commune de Tourrettes, n° 07-19.651.
[3] Voir, par exemple, sur cette question, le répertoire Dalloz rédigé par J. MOREAU et consacré à la voie de fait ; plus précisément, ses points 56 et suivants.
[4] Voir, pour des exemples récents : CA Montpellier, 21 février 2013, Mme X c. Commune de Juvignac, n° 12/04387 ; CA Aix-en-Provence, 21 février 2013, Commune de Saint Mandrier c. Mme X, n° 12/02905.
[5] CA Caen, 19 février 2008, Epoux Cerbonne c. Commune de la Vespière, n° 07/01624.
[6] Voir, pour un exemple d’application : CA Nîmes, 9 novembre 2010, Commune de la Grand Combe c. Almeras, n° 09/03056
[7] CA Chambéry, 10 mai 2012, Epoux X c. Commune de Quintal, n° 11/00861.
[8] TC, 17 juin 2013, M. Bergoend c. Société ERDF Annecy Léman, n° 3911, publié au Receuil ; AJDA 2013 p. 1568, chronique X. DOMINO et A. BRETONNEAU.
[9] C’est en tout cas en ce sens que X. DOMINO et A. BRETONNEAU interprètent ledit arrêt dans leur chronique précitée, bien que cette interprétation puisse être discutée.
[10] Voir, par exemple, sur cette question : Cass. 1ère civ. 28 janvier 2003, n° 01-02514, bulletin 2003 I n° 25 p. 19 ; Cass. 3ème civ. 7 novembre 2001, n° 98-20659, bulletin 2001 III n° 126 p. 97 ; Cass. 3ème civ. 7 juin 1990, n° 89-10431, bulletin 1990 III n° 138 p. 78.
[11] Cass. 3ème civ. 5 novembre 1997, n° 95-18322, bulletin 1997 III n° 197 p. 133 ; CA Aix-en-Provence, 21 février 2013, Commune de Saint-Mandrier, n° 12/02905.
[12] TC, 20 juin 1949, Nogier, conclusions Delvolvé JCP G 1949, II, 4993.
[13] Cass. 3ème civ. 2 décembre 1975, n° 75-70005, bulletin 1975 III n° 354 p. 269.
[14] Cass. 3ème civ. 5 novembre 1997, n° 95-18322, bulletin 1997 III n° 197 p. 133.
[15] CA Chambéry, 24 mars 2011, Commune de la Biolle, n° 10/00339.