I. Qu’est-ce que la suspension de fonctions ?
Les articles 65 de l’arrêté n° 1065 du 22 août 1953 (portant statut général des fonctionnaires des cadres territoriaux) et 82 de la délibération n° 486 du 10 août 1994 (portant création du statut général des fonctionnaires des communes de Nouvelle-Calédonie) prévoient en des termes identiques qu’« en cas de faute grave commise par un fonctionnaire, qu’il s’agisse d’un manquement à ses obligations professionnelles ou d’une infraction de droit commun, l’auteur de cette faute peut être immédiatement suspendu ».
Ces articles permettent donc, à titre provisoire et conservatoire, de suspendre un fonctionnaire territorial ou communal de ses fonctions s’il a commis une faute grave (que cette faute soit ou non constitutive d’une infraction).
Ce mécanisme ancien existe tant en droit de la fonction publique métropolitaine (article 30 de la loi n° 83-634 du 13 juillet 1983) qu’en droit de la fonction publique néo-calédonienne.
Son utilisation doit en principe être limitée aux cas des fautes les plus graves puisqu’elle permet d’éloigner un fonctionnaire de son poste et de le priver de toute ou partie de son traitement (s’il s’agit d’une partie, celle-ci est limitée à 50 %). Or, cette mesure intervient alors que l’agent n’a pas encore été sanctionné.
Ce pouvoir de l’administration se justifie par la nécessité de préserver la sérénité du service et de protéger ses agents (qu’il s’agisse des collègues de l’agent concerné ou l’agent lui-même).
Toutefois, et du fait de ce caractère radical de la suspension, ce mécanisme est en principe limité à quatre mois.
L’autorité hiérarchique doit donc s’être prononcée sur la sanction à infliger à l’agent avant l’expiration du délai de quatre mois, à défaut de quoi, l’agent est rétabli dans ses fonctions et les éventuels traitements retenus lui sont restitués.
Les effets de la suspension cessent alors automatiquement et ne peuvent être prolongés (TA Nouvelle-Calédonie, 30 octobre 2013, n° 1300091).
En outre, si, dans le délai imparti, l’autorité hiérarchique se prononce et n’inflige pas de sanction ou se borne à prononcer un avertissement, un blâme ou une radiation du tableau d’avancement (c’est-à-dire prononce une sanction légère), alors les sommes retenues sur le traitement de l’agent sont également remboursées.
Dans ces conditions, la suspension, bien que radicale, intervient pour une période limitée dans le temps.
Cependant, dans l’hypothèse où des poursuites pénales sont diligentées contre l’agent dans le délai de quatre mois suivant la suspension, alors celle-ci peut être prolongée jusqu’à l’issue de la procédure pénale.
En effet, les articles 65 de l’arrêt du 22 août 1953 et 82 de la délibération du 10 août 1994 disposent que : « lorsque le fonctionnaire est l’objet de poursuites pénales, sa situation n’est définitivement réglée qu’après que la décision rendue par la juridiction saisie est devenue définitive ».
Cette rédaction ne brille pas par sa clarté, de sorte que l’on pourrait s’interroger sur l’intention des autorités néo-calédonienne lors de la rédaction de ce texte.
Plus précisément, cette rédaction diffère de celle du texte métropolitain, lequel prévoit que l’agent poursuivi pénalement est réintégré dans ses fonctions, sauf décision motivée. L’on pourrait donc s’interroger sur la portée de la limite tenant à l’objet de poursuites pénales.
Néanmoins, le tribunal administratif de Nouvelle-Calédonie a pu estimer : « qu’il résult[ait] de ces dispositions que [la] suspension de fonctions, qui constitue une mesure conservatoire prise dans l’intérêt du service, ne peut excéder quatre mois, sauf [si l’agent] fait l’objet de poursuites pénales » (TA Nouvelle-Calédonie, 30 octobre 2013, n° 1300091).
Par conséquent, si doute il y avait quant à la portée de ces dispositions, ce doute est levé par le jugement dont il ressort que la limite tenant aux poursuites pénales permet de suspendre l’agent jusqu’à l’issue de la procédure pénale, avec les conséquences financières éventuelles qui s’y attachent.
Dans cette hypothèse, le caractère provisoire de la suspension est pour le moins discutable puisque la suspension peut durer plusieurs années. Entre le début de l’enquête et la décision de condamnation définitive, plusieurs années s’écoulent nécessairement. De la sorte, le « provisoire » est alors voué à durer.
Par conséquent, l’on peut s’interroger sur la nécessité de respecter les droits de la défense pour l’adoption d’une telle mesure qui, malgré son absence d’objet répressif, pourrait être qualifiée de sanction eu égard à ses effets. Cette question mériterait une certaine attention des juridictions administratives même si la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme est, pour l’instant, relativement souple en matière de mesures provisoires (CEDH. DR. 7 décembre 1999, M. Pewinski c. France, n° 34604/97 ; CEDH. DR. 14 décembre 1999, M. Mulot c. France, n° 37211/97).
Il convient de préciser que, même si les articles 65 de l’arrêt du 22 août 1953 et 82 de la délibération du 10 août 1994 ne l’indiquent pas, la logique et le parallélisme voudraient que si l’agent n’est in fine pas condamné, les traitements retenus à tort lui soient rembourser. Toutefois, ce point, qui ne semble pas avoir été tranché par la jurisprudence, devra l’être eu égard à son importance et à l’imprécision des textes.
Cette rapide présentation de la suspension et des questions qu’elle soulève étant faite, il convient de se pencher sur les conditions de forme et de fond dans lesquelles elle peut être mise en œuvre.
II. Les conditions de forme de la suspension
Les exigences de forme à respecter dans le cadre d’une procédure de suspension immédiate sont particulièrement légères pour l’administration.
En effet, dès lors que la suspension est considérée comme une mesure provisoire et non comme une sanction (voir, notamment, en ce sens : CE. SSR. 31 mars 1989, M. Polese, n° 64592), la procédure disciplinaire classique n’a pas à être respectée.
Par conséquent, et assez logiquement, la décision n’a pas à être précédée de la saisine du conseil de discipline (CE, 1er décembre 1967, Sieur Bô, n° 67957, publiée au Recueil) et le principe de la présomption d’innocence lui est étranger (CE. SSR. 30 mars 2011, Centre hospitalier d’Arras, n° 318184).
Elle n’a pas non plus à être motivée (CE. SSR. 7 novembre 1986, M. Edwige, n° 9373, mentionnée aux tables ; CE. SSJS. 8 mars 2006, Mme Marguerite X, n° 262129) même lorsqu’une retenue sur traitement est opérée (CAA Marseille, 17 décembre 2013, n° 11MA00383).
Cette solution apparaît contestable dans la mesure où les décisions qui doivent être motivées en vertu de la loi n° 79-587 du 11 juillet 1979 (toujours applicable en Nouvelle-Calédonie en vertu de l’ordonnance n° 2015-1341 du 23 octobre 2015) sont non-seulement les sanctions mais également les décisions qui « refusent un avantage dont l’attribution constitue un droit pour les personnes qui remplissent les conditions légales pour l’obtenir ».
Or, l’obtention d’une affectation est un droit pour un fonctionnaire (voir, notamment, sur ce point : CE. Ass. 11 juillet 1975, Ministre de l’éducation nationale c. Dame Saïd, n° 95293, publiée au Recueil ; CE. Sect. 6 novembre 2002, M. Guisset, n° 227147, publiée au Recueil, concl. J.-H. Stahl, RFDA 2003.984).
Par conséquent, dans la mesure où la suspension conduit à retirer toute affectation à un agent pendant une période parfois longue (s’il fait l’objet de poursuites pénales), l’absence de motivation apparaît critiquable.
Toutefois, en l’état, et sauf évolution, la motivation ne semble pas exigée par la jurisprudence.
En outre, l’agent n’a pas à être mis à même de solliciter son dossier administratif avant l’intervention d’une décision de suspension (voir, par exemple, en ce sens : CE. SSR. 7 novembre 1986, M. Edwige, n° 59373, mentionnée aux tables).
Ainsi, les exigences procédurales de la suspension sont particulièrement légères.
Le texte des articles 65 de l’arrêt du 22 août 1953 et 82 de la délibération du 10 août 1994 indiquent toutefois que la suspension « doit préciser si l’intéressé conserve » le bénéfice de son traitement et l’éventuelle part de retenue de son traitement.
Néanmoins, il ne semble pas que l’absence de précision de ce point ait une quelconque influence sur la légalité de la décision. En effet, la seule conséquence qui paraît pouvoir découler d’une éventuelle omission de se prononcer sur ce point est l’obligation de verser à l’agent son entier traitement.
Cette exigence n’est donc pas une exigence de forme.
Dès lors, il apparaît que la seule règle de forme qui doit être respectée est celle relative à la compétence de l’auteur de l’acte (règle générale qui s’applique à toutes les décisions administratives).
Autrement dit, la décision de suspension doit être prononcée par l’autorité disposant du pouvoir disciplinaire. En dehors de cela, il n’existe pas d’obligation procédurale et ou formelle particulière.
III. Les conditions de fond de la suspension
Il existe deux conditions de fond à la mise en œuvre d’une suspension : la gravité de la faute reprochée et la vraisemblance de cette faute.
En effet, par essence, la suspension, qui est une mesure préventive, est prise avant que la faute soit certaine puisqu’elle intervient avant la sanction (qui seule établit la réalité de la sanction).
Dès lors, et eu égard à ses effets, il est logique qu’en l’absence de certitude sur la faute, cette mesure ne puisse pas être mise en œuvre pour tout soupçon de faute.
Il est nécessaire que cette faute, d’une part, soit d’une gravité suffisante et, d’autre part, soit suffisamment vraisemblable (voir, pour un rappel de ces deux conditions : CE. SSR. 10 décembre 2014, n° 363202, mentionnée aux tables).
Ces deux conditions cumulatives doivent être remplies pour que la suspension puisse être utilisée.
Aussi, dans l’hypothèse où la faute n’est pas suffisamment grave, la mesure de suspension est annulée. Il en va de la sorte si le comportement de l’agent révèle une inaptitude mais pas une faute grave (CE. Sect. 24 juin 1977, Dame Deleuse, n° 93480, 93481, 93482, publiée au Recueil).
A titre d’exemple, le fait pour un agent d’avoir pris la parole lors d’une commission alors qu’il lui avait été demandé, avant celle-ci, de se taire et qui s’est borné lors de son intervention à faire valoir un point de vue purement technique, n’est pas constitutif d’une faute grave. Par conséquent, cette prise de parole ne peut justifier une suspension (CAA Paris, 24 juin 2014, Gouvernement de Nouvelle-Calédonie c. Mme C, n° 13PA04140).
Il convient cependant de rappeler que la gravité de la faute peut ne pas ressortir d’un événement isolé mais de la répétition de comportements qui, pris isolément, n’auraient pas justifié de suspension. Ainsi, un agent faisant preuve d’un comportement d’insubordination et d’agressivité, générateur de tensions prolongées au sein du service, peut être suspendu dans l’attente d’une sanction (TA de Nouvelle-Calédonie, 2 avril 2015, Mme X c. OPT de Nouvelle-Calédonie, n° 1400440).
Toutefois, comme indiqué ci-dessus, la seule gravité de la faute reprochée ne suffit pas. Il est également nécessaire qu’elle soit suffisamment vraisemblable.
Même si l’objet d’une suspension n’est pas de se prononcer sur la réalité des fautes commises, elle ne peut pas être utilisée si les soupçons ne sont pas très sérieux à l’encontre de l’agent. En effet, la solution inverse ouvrirait la porte à toute sorte d’abus, permettant une suspension pour toute accusation même invraisemblable.
Ainsi, il a pu être jugé, à propos d’une accusation d’agression sexuelle fondée sur des témoignages imprécis et contradictoires dont l’un portait sur des faits qui se seraient déroulés plus d’un an avant (TA de Nouvelle-Calédonie, 30 octobre 2013, M. X c. Gouvernement de Nouvelle-Calédonie, n° 1300041) que les soupçons – à la date de la décision de suspension – n’étaient pas suffisamment vraisemblables pour justifier la suspension.
Par suite, la condition de vraisemblance de la faute doit elle aussi être scrupuleusement respectée.
A défaut de remplir l’une de ces deux conditions de fond, la suspension est annulée.
Bruno Roze
Avocat au Barreau de Paris
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