L’Etat peut-il être considéré comme responsable de la contamination d’une personne par le virus de la Covid 19 lors de la première vague ? Saisis de deux demandes indemnitaires, les tribunaux administratifs de Paris et de Lille ont répondu exactement de la même manière, établissant une grille de lecture homogène sur cette problématique complexe.
Complexe car d’un côté, l’Etat français, comme tous les autres, s’est retrouvé à gérer une crise inédite et a été confronté à des prises de décisions exceptionnelles entraînant des réductions de libertés et des conséquences individuelles, sociales et économiques parfois dramatiques.
D’un autre côté, l’Etat étant chargé des mesures de police en matière de santé, il lui revenait de tout mettre en œuvre pour protéger la population. La crise ayant débuté plusieurs mois auparavant en Asie, il ne peut pas être sérieusement allégué que l’arrivée de ce virus était imprévisible. Au moment du confinement, le 17 mars 2020, on comptait 15 000 hospitalisations par semaine, alors que les masques tardaient largement à arriver, et la première vague, dont le pic a été fixé à la date du 23 mars 2020, a entraîné 20 000 décès à l’hôpital (tous ces chiffres sont issus du site de l’INSEE).
Dans la première affaire, une personne hospitalisée du 27 au 31 mars 2020 à l’hôpital Saint-Antoine à Paris en raison d’une pneumonie virale à Covid 19 sollicitait une indemnisation pour faute de l’Etat (Tribunal Administratif de Paris, décision du 28 juin 2022, n° 2012679/6-3). Dans la seconde affaire, un médecin généraliste était décédé un mois après avoir ressenti les premiers symptômes à la mi-mars 2020. Sa veuve sollicitait l’indemnisation des préjudices subis par son époux et ses propres préjudices (Tribunal Administratif de Lille, décision du 26 juillet 2023, n° 2101557).
I) L’Etat fautif sur les masques
Saisis en ce sens par les requérants, les deux juridictions statuent dans des termes quasi-identiques.
Les deux jugements rappellent que la politique de santé comprend, au sens de l’article L.1413-1 du Code de la Santé Publique, la préparation et la réponse aux alertes et aux crises sanitaires. D’autres dispositions du même Code imposent à l’Etat de gérer la gestion administrative, financière et logistique des stocks de produits, équipements et matériels ainsi que des services nécessaires à la protection des populations. Les juges administratifs rappellent que l’état réel des stocks de masques était bien inférieur aux recommandations (117 millions de masques chirurgicaux au lieu d’un milliard et 1,5 millions de masques ffp2 au lieu de 700 millions). Dès lors, les deux juridictions en concluent que l’Etat a commis une faute en s’abstenant de constituer un stock suffisant de masques permettant de lutter contre la pandémie liée à un agent pathogène hautement respiratoire.
L’Etat est fautif sur la constitution du stock de masque, mais les deux juridictions le dédouanent sur la gestion en tant que tel de la pénurie des masques, le Gouvernement ayant passé des commandes d’importation dès janvier 2020 et s’étant heurté aux tension en matière d’approvisionnement. Cette précision exonère le gouvernement, au moins dans une certaine mesure, lequel s’est retrouvé confronté à une pénurie qui trouvait largement sa source dans l’incurie des mandatures précédentes.
En revanche, la communication du Gouvernement sur la question des masques est considérée comme fautive.
Les deux juridictions estiment fautives les déclarations du gouvernement en février et mars 2020 selon lesquelles il n’était pas utile, en population générale, de porter le masque, alors que les recommandations scientifiques disponibles expliquaient exactement le contraire.
Le Tribunal administratif de Paris et le Tribunal administratif de Lille reconnaissent donc la faute de l’Etat sur la problématique des masques.
Ce n’est tout de même pas rien. Ces décisions sont donc très loin d’être anodines.
II) L’Etat non-fautif sur la date de confinement et l’absence de dépistage généralisé
En revanche, les deux juridictions écartent toute faute de l’Etat sur d’autres points soulevés par les requérants.
Ainsi, les deux tribunaux écartent toute faute concernant une éventuelle impréparation concernant l’approvisionnement en gel hydro-alcoolique.
De même, les deux juridictions écartent toute faute sur l’absence de stratégie de dépistage massif, pourtant recommandée par l’OMS le 16 mars 2020. En défense, le gouvernement arguait de difficultés pratiques pour l’approvisionnement et techniques sur les tests. Le Juge administratif a tenu compte de ces difficultés.
Enfin, le Tribunal administratif de Lille écarte toute faute relative à une prétendue tardiveté du confinement.
Enfin, l’application du principe de précaution était rejeté, au motif qu’il ne s’applique pas à un sujet de nature environnementale, alors que ces dispositions sont prévues dans la Charte de l’environnement.
III) Pas d’indemnisation des victimes
La reconnaissance des fautes est une chose, mais encore faut-il, pour indemniser le préjudice des victimes, établir avec certitude un lien de causalité.
Or, dans des termes très ressemblants, les deux juridictions jugent que le lien entre les fautes concernant la gestion des masques et les contaminations n’est pas suffisamment direct.
Les deux juridictions justifient l’absence de certitude quant au lien de causalité par plusieurs éléments : la nature particulièrement contagieuse du virus, l’absence de caractère infaillible de la mesure de prévention que constitue le port du masque, l’existence d’autres gestes barrières.
IV) Quelle portée pour ces jugements ?
Les deux jugements étant rédigés en termes identiques dans une large proportion, il est difficile de ne pas considérer que la jurisprudence est bien établie.
Notons que les jugements du tribunal administratif sont susceptibles d’appel et de pourvoi en cassation. Cette jurisprudence n’en est donc peut-être qu’à ses débuts et n’est pas forcément gravée dans le marbre.
La rigueur du juge administratif quant à la certitude du lien de causalité est un grand classique. Le Juge administratif est plus rétif que son homologue judiciaire à utiliser la notion de perte de chance, qui supplée parfois un lien de causalité hypothétique.
Il serait intéressant de savoir si dans des situations différentes, le lien de causalité serait apprécié autrement : par exemple, dans le cas d’un médecin ou d’un infirmier hospitalier présent à l’hôpital en continu pendant la première vague, sans masque ou presque, le lien de causalité pourrait-il être admis plus facilement ?
En outre, ces jugements ne concernent que des dossiers dans lesquels la contamination précède le confinement. Quelle serait la position des juridictions concernant des contaminations apparues au cours des vagues suivantes, et notamment une fois toutes les mesures levées, malgré les réticences de l’OMS ? Il convient de ne pas oublier que la majorité des décès (116 000 entre janvier 2020 et septembre 2021 selon l’INSEE) n’a pas eu lieu au cours de la première vague.
Me Sylvain Bouchon
Avocat au Barreau de Bordeaux
bouchonavocat@gmail.com