Cet arrêt fait suite à un arrêt de cassation du 15 février 2023.
La Cour d’appel tranche la question de la recevabilité des demandes nouvelles en appel.
Le journaliste « exposait ainsi qu’il est le seul salarié de couleur, d’origine subsaharienne, de toute la rédaction arabophone ; qu’il a alerté à diverses reprises l’employeur sur sa mise à l’écart et son absence d’évolution qui s’est traduit notamment par le retrait puis la fin de ses remplacements en qualité de journaliste rédacteur ; que les attestations de ses collègues confirment les rivalités entre les régions et la discrimination des journalistes non arabes ».
La Cour d’appel ordonne à la société France Médias Monde de communiquer les bulletins de salaire de décembre de chaque année à compter de l’engagement jusqu’au bulletin de salaire de décembre 2022 en y ajoutant celui d’août 2023, les contrats de travail et les avenants, les curriculum vitae lorsque ceux-ci n’ont pas déjà été produits, de 26 salariés.
1) EXPOSE DU LITIGE
La société France Médias Monde ci-après FMM, anciennement Audiovisuel extérieur de la France, dont le siège social est 80 rue Camille Desmoulins à Issy-les-Moulineaux (92130), est spécialisée dans le domaine de l’audiovisuel. Elle emploie plus de 10 salariés et applique la convention collective nationale des journalistes du 1er novembre 1976, refondue le 27 octobre 1987 et l’accord collectif d’entreprise France Médias Monde.
M. Y, né le , a été engagé en qualité de stagiaire par la société France Médias Monde du 15 avril 2010 au 15 octobre 2010.
La relation de travail s'est poursuivie du 17 octobre 2010 au 15 mai 2011 en qualité de journaliste pigiste.
M. Y a ensuite été engagé selon contrat à durée indéterminée du 16 mai 2011 en qualité d’assistant d'édition, statut journaliste, coefficient 100, au sein de la rédaction arabophone de la société France 24.
Par requête du 29 avril 2020, M. Y a saisi la formation de référé du conseil de prud'hommes de Boulogne-Billancourt sur le fondement de l’article 145 du code de procédure civile afin que soit ordonné à la société France Médias Monde de lui communiquer les documents nécessaires à la preuve de la discrimination dont il estime faire l'objet.
Par ordonnance du 21 août 2020, la formation de référé du conseil de prud'hommes de Boulogne-Billancourt a :
- dit n'y avoir pas lieu à référé sur la remise des documents des 33 salariés,
- débouté les parties de leurs demandes plus amples et contraires,
-rappelé que l'ordonnance de référé est exécutoire de plein droit mais n'a pas, au principal, autorité de la chose jugée,
- condamné M. Y aux dépens.
M. Y a interjeté appel de cette ordonnance par déclaration du 4 septembre 2020.
Par arrêt du 11 février 2021, auquel renvoie la cour pour l’exposé des demandes initiales des parties et de la procédure antérieure, la cour d’appel de Versailles a :
- confirmé l'ordonnance entreprise en ce qu'elle a rejeté la demande de M. Y fondée sur l’article 145 du code de procédure civile et débouté les parties de leurs autres demandes,
Y ajoutant,
Vu l’article 700 du code de procédure civile,
- dit n'y avoir lieu de faire application de l’article 700 du code de procédure civile,
- condamné M. Y aux dépens lesquels pourront être recouvrés par Me Gourion, avocat au barreau de Versailles, conformément aux dispositions de l’article 699 du code de procédure civile.
M. Y a formé un pourvoi en cassation contre cet arrêt.
Par arrêt du 15 février 2023, la chambre sociale de la Cour de cassation a :
- cassé et annulé, en toutes ses dispositions, l'arrêt rendu le 11 février 2021, entre les parties, par la cour d’appel de Versailles,
- remis l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les a renvoyées devant la cour d'appel de Versailles autrement composée,
- condamné la société France Médias Monde aux dépens,
- en application de l'article 700 du code de procédure civile, rejeté la demande formée par la société
France Médias Monde et l’a condamnée à payer à M. Y la somme de 3 000 euros.
La Cour de cassation, au visa de l'article 145 du code de procédure civile, les articles 6 et 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, 9 du code civil et 9 du code de procédure civile a ainsi motivé son arrêt :
“[...] Selon le premier des textes susvisés, s'il existe un motif légitime de conserver ou d'établir avant tout procès la preuve de faits dont pourrait dépendre la solution d'un litige, les mesures d'instruction légalement admissibles peuvent être ordonnées à la demande de tout intéressé.
Il résulte par ailleurs des articles 6 et 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, 9 du code civil et 9 du code de procédure civile, que le droit à la preuve peut justifier la production d'éléments portant atteinte à la vie personnelle à la condition que cette production soit indispensable à l'exercice de ce droit et que l'atteinte soit proportionnée au but poursuivi.
Il appartient dès lors au juge saisi d'une demande de communication de pièces sur le fondement de l'article 145 du code de procédure civile, d'abord, de rechercher si cette communication n'est pas nécessaire à l'exercice du droit à la preuve de la discrimination alléguée et proportionnée au but poursuivi et s'il existe ainsi un motif légitime de conserver ou d'établir avant tout procès la preuve de faits dont pourrait dépendre la solution d'un litige, ensuite, si les éléments dont la communication est demandée sont de nature à porter atteinte à la vie personnelle d'autres salariés, de vérifier quelles mesures sont indispensables à l'exercice du droit à la preuve et proportionnées au but poursuivi, au besoin en cantonnant le périmètre de la production de pièces sollicitées.
Pour débouter le salarié de sa demande de communication de pièces sous astreinte formée contre la société, l'arrêt, après avoir relevé que la majorité des pièces dont la communication était sollicitée était de nature à porter atteinte à la vie privée des salariés concernés ce qui impliquait que leur production soit indispensable à l'exercice du droit à la preuve et que cette atteinte soit proportionnée au but poursuivi, retient que la société produit aux débats un tableau récapitulatif portant sur les douze journalistes assistants d'édition travaillant au sein de la rédaction de la société France 24 dont cinq à la rédaction arabophone et neuf dans d'autres rédactions, ce tableau précisant, par salarié, son ancienneté dans l'entreprise, l'ancienneté de sa carte de presse, son âge et son salaire de base annuel.
Il ajoute qu'un même tableau est produit portant sur les journalistes assistants d'édition travaillant au sein de la société et que parmi les trente-trois salariés concernés par la demande du salarié, la société France médias monde produit le curriculum vitae de onze d'entre eux portant mention de leur âge, de leur formation, de leurs expériences professionnelles et de leur parcours au sein de la société.
Il relève également que la société produit les bulletins de paie de vingt d'entre eux, certains des bulletins de salaire permettant des comparatifs sur des périodes espacées de plusieurs années et que parmi les salariés dont le curriculum vitae et les bulletins de salaire sont communiqués figurent Mme K,M. B, M. M auxquels le salarié compare, de façon plus précise, sa situation.
Il en conclut qu'au regard des pièces en présence, le salarié ne justifie pas d'un motif légitime à la communication de pièces supplémentaires, alors que le mécanisme probatoire applicable au fond ne lui impose en outre que de présenter des éléments de fait laissant supposer l'existence d'une discrimination au vu desquels il incombe à l'employeur de prouver que sa décision est justifiée par des éléments objectifs étrangers à celle-ci.
En statuant ainsi, sans rechercher, d'abord, si la communication des pièces demandées par le salarié n'était pas nécessaire à l'exercice du droit à la preuve de la discrimination alléguée et proportionnée au but poursuivi et, ensuite, si les éléments dont la communication était demandée étaient de nature à porter atteinte à la vie personnelle d'autres salariés, sans vérifier quelles mesures étaient indispensables à l'exercice du droit à la preuve et proportionnées au but poursuivi, au besoin en cantonnant le périmètre de la production de pièces sollicitées, la cour d'appel a violé les textes susvisés.”
Par déclaration du 4 avril 2023, M. Y a saisi la cour d’appel de Versailles comme cour de renvoi.
2) Motifs de l’arrêt de la Cour d’appel de Versailles du 7 décembre 2023
La cour d’appel de Versailles,
Statuant publiquement, par arrêt mis à disposition au greffe, contradictoire et en dernier ressort,
. DÉCLARE recevables les demandes présentées en appel portant sur la communication de documents afférents à Mme B, M. H, Mme H, M. O, Mme W, M. S, Mme A, M. Y, M. Y, Mme A, Mme D, M. C, M. S, M. D, M. A, Mme M, M. S et Mme E,
. INFIRME l’ordonnance rendue le 21 août 2020 par la formation de référé du conseil de prud’hommes de Boulogne-Billancourt,
Statuant à nouveau et y ajoutant,
. Ordonne à la société France Médias Monde de communiquer les bulletins de salaire de décembre de chaque année à compter de l’engagement jusqu’au bulletin de salaire de décembre 2022 en y ajoutant celui d’août 2023, les contrats de travail et les avenants, les curriculum vitae lorsque ceux-ci n’ont pas déjà été produits, des salariés suivants selon la numérotation adoptée dans le dispositif des conclusions de M. Y :
2. A
3. J
4. J
8. K
9. A
10. K
13. J
14. W
19. H
27. A
31. H
32. D
33. K
34. O
35. I
36. A
37. B
38. G
40. A
41. M
42. M
43. M
44. A
45. H
46. S
47. H
DIT que seront appliquées à l’ensemble des documents à communiquer, les restrictions liées au respect de la vie privée des 26 salariés concernés, à savoir l'occultation des mentions du numéro de sécurité sociale, du RIB, de l’adresse des salariés, du taux imposable et du salaire après impôts, des absences pour maladie ou accident du travail,
DIT que la condamnation sera assortie d’une astreinte provisoire de 20 euros par jour et par document quatre mois après signification du présent arrêt, et ce pendant deux mois,
DIT que la cour ne se réserve pas la liquidation de l’astreinte,
DÉBOUTE M. Y du surplus de ses demandes relatives tant au nombre des salariés à retenir pour le panel qu’à celui des documents à communiquer,
CONDAMNE la société France Médias Monde à payer à M. Y la somme de 2 000 euros en application des dispositions de l’article 700 du code de procédure civile pour la procédure de première instance et d’appel,
Déboute la société France Médias Monde de sa demande formée en application des dispositions de l’article 700 du code de procédure civile,
Condamne la société France Médias Monde aux dépens de première instance et d’appel avant et après cassation.
1- sur la recevabilité des demandes nouvelles
La société France Médias Monde (FMM) soulève l’irrecevabilité des demandes présentées en appel portant sur la communication de documents relatifs à Mme B, M. H, Mme H, M. O K, Mme W, M. S, Mme A, M. Y, M. Y, Mme A, Mme D, M. C, M. S, M. D, M. A, Mme M, M. S et Mme E, s’ajoutant à la demande de communication des documents relatifs à 33 salariés formée devant le conseil de prud’hommes et devant la cour d’appel dont l’arrêt a été cassé.
M. Y soutient que sa demande tendant à l’élargissement de son panel de salariés de 33 à 48 ne constitue pas une demande nouvelle dès lors qu’elle tend aux mêmes fins que celle soumise au premier juge.
Aux termes de l’article 565 du code de procédure civile, “les prétentions ne sont pas nouvelles dès lors qu'elles tendent aux mêmes fins que celles soumises au premier juge, même si leur fondement juridique est différent.”
En l’espèce, M. Y se borne à solliciter la communication de documents relatifs à 15 salariés supplémentaires qu’il estime nécessaire pour démontrer l’existence d’une discrimination.
Sa demande est donc recevable.
2- sur la mesure d’instruction
M. Y fait valoir qu’il a un intérêt légitime à demander la communication des pièces nécessaires à la preuve de l’étendue de son préjudice du fait de la discrimination dont il fait l’objet tant sur le plan des fonctions que de son salaire.
Il expose ainsi qu’il est le seul salarié de couleur, d’origine subsaharienne, de toute la rédaction arabophone ; qu’il a alerté à diverses reprises l’employeur sur sa mise à l’écart et son absence d’évolution qui s’est traduit notamment par le retrait puis la fin de ses remplacements en qualité de journaliste rédacteur ; que les attestations de ses collègues confirment les rivalités entre les régions et la discrimination des journalistes non arabes.
Il affirme également que toutes ses candidatures internes au poste de journaliste rédacteur ont été rejetées sans justifications objectives en dépit d’évaluations satisfaisantes ; que la société lui a refusé des formations ; que sur les 32 assistants d’édition toutes rédactions confondues, seuls 3 ont plus d’ancienneté que lui et 10 ont une rémunération supérieure, bien qu’ayant moins d’ancienneté ou d’expérience dans la profession que lui ; que le panel de 48 salariés dont il demande la communication correspond à des salariés ayant été embauchés pendant la même période que lui ou postérieurement et qui ont évolué vers des emplois supérieurs contrairement à lui.
La société FMM soutient que M. Y ne justifie pas d’un motif légitime pour obtenir les documents sollicités ; qu’il ne prouve pas qu’il a fait l’objet de réflexions concernant ses origines.
Elle rappelle qu’elle accueille plus de 66 nationalités différentes en son sein, qui cohabitent sans difficulté ; qu’il n’existe pas de critère discriminatoire ; de même, la diminution des remplacements de M. Y au desk à partir de 2015 comme des autres assistants de rédaction, résulte de l’embauche de 5 journalistes au sein de la rédaction arabophone, puis entre 2018 et 2019 est la conséquence des insuffisances du salarié début 2019 ; qu’en outre la maîtrise de l’arabe par le salarié n’était pas suffisante.
Elle indique que l’évolution professionnelle de M. Y était conforme à celle d’autres salariés dans la même situation ; que les commentaires du salarié sur le panel produit par l’employeur sont erronés, les salariés mieux payés que lui étant également plus âgés ; que le refus des candidatures de M. Y était justifié par des raisons objectives, citant les candidatures plus pertinentes des personnes retenues.
Elle fait valoir que les promotions au sein de l’entreprise sont décidées lors des commissions paritaires après que les représentants du personnel ont soumis à l’approbation de la commission le nom des salariés qu’ils estiment devoir être promus ; qu’elles ne découlent pas uniquement de la direction mais d’une réflexion commune ; que l’absence de promotion annuelle ne démontre pas l’existence d’une discrimination, le système des commissions paritaires veillant et assurant à chacun une évolution conforme à ses performances.
Elle expose que le panel présenté par M. Y est inopérant car certains salariés cités n’ont pas le même profil que lui, notamment n’ont pas été engagés comme assistant de rédaction mais comme journaliste rédacteur ou bien sont toujours pigistes et non en CDI, ou bien ne disposent pas d’une ancienneté équivalente ou inférieure à celle de M. Y, ou enfin sont beaucoup plus âgés que lui.
Elle fait état d’une évolution salariale conforme de M. Y, ce dernier ayant été augmenté en 2012, 2014 puis en 2019, s’agissant d’augmentations individuelles et non collectives comme l’affirme à tort le salarié, d’un refus justifié d’une formation caméra dispensée par l’INA, les six candidats retenus n’exerçant pas les fonctions d’assistant de rédaction.
Aux termes de l'article 145 du code de procédure civile, “s'il existe un motif légitime de conserver ou d'établir avant tout procès la preuve de faits dont pourrait dépendre la solution d'un litige, les mesures d'instruction légalement admissibles peuvent être ordonnées à la demande de tout intéressé.”
Il résulte en outre des articles 6 et 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, 9 du code civil et 9 du code de procédure civile, que le droit à la preuve peut justifier la production d'éléments portant atteinte à la vie personnelle d’autrui à la condition que cette production soit indispensable à l'exercice de ce droit et que l'atteinte soit proportionnée au but poursuivi.
Il appartient dès lors au juge saisi d'une demande de communication de pièces sur le fondement de l'article 145 du code de procédure civile, d'abord, de rechercher si cette communication n'est pas nécessaire à l'exercice du droit à la preuve de la discrimination alléguée, et proportionnée au but poursuivi et s'il existe ainsi un motif légitime de conserver ou d'établir avant tout procès la preuve de faits dont pourrait dépendre la solution d'un litige, ensuite, si les éléments dont la communication est demandée sont de nature à porter atteinte à la vie personnelle d'autres salariés, de vérifier quelles mesures sont indispensables à l'exercice du droit à la preuve et proportionnées au but poursuivi, au besoin en cantonnant le périmètre de la production de pièces sollicitée.
Il convient en l’espèce, de rechercher si la communication des pièces demandées par M. Y est nécessaire à l’exercice du droit à la preuve de la discrimination qu’il allègue et proportionnée au but poursuivi, puis si les éléments dont la communication est demandée sont de nature à porter atteinte à la vie personnelle d’autres salariés, de vérifier si ces mesures sont indispensables à l’exercice du droit à la preuve et proportionnées au but poursuivi, au besoin en cantonnant le périmètre de la production des pièces sollicitées.
M. Y verse aux débats des éléments qui laissent supposer, au regard de son ancienneté (2010), une évolution très lente de ses fonctions puisqu’il est resté assistant d’édition avec le statut de journaliste selon le groupe de la même classification 5a la plus basse du groupe depuis 2011 malgré des remplacements à des postes plus élevés, malgré ses candidatures internes en tant que journaliste rédacteur ou chef d’édition et également une évolution peu significative de son salaire, M. Y ayant obtenu une augmentation de 6% sur 11 ans, dont aucune augmentation entre 2014 et 2019.
S’ajoutent les origines africaines subsahariennes du salarié se disant seule personne de couleur n’étant pas de langue maternelle arabe au sein de la rédaction arabophone contrairement aux autres salariés de cette même rédaction de la société, celle-ci n’apportant aucun élément contraire, la polémique engendrée par le refus du salarié de changer son prénom en Mohamed pour signer ses articles au lieu de M, prénom africain des pays subsahariens, certes mineure, pouvant laisser supposer cependant une ostracisation du salarié.
Les arguments avancés par l’employeur à ce stade de la procédure sont insuffisants pour démontrer l’absence de discrimination à l’égard de M. Y, tant sur la maîtrise de l’arabe critiquée par l’employeur mais contestée par plusieurs salariés attestant de sa très bonne maîtrise de la langue orale et écrite, que sur l’évolution des fonctions et du salaire de M. Y.
Au vu des éléments en présence, la communication sollicitée apparaît dans son principe nécessaire au regard du litige potentiel susceptible d'opposer les parties, notamment afin de comparer les situations de salariés par rapport à celle de M. Y.
Seul l’employeur détient les éléments demandés par le salarié, ceux produits et choisis par la société selon son panel étant en outre difficilement exploitables au regard notamment des bulletins de salaires “noircis” ou “blanchis” (pièces FMM n°27 à 36 ; 66 à 79 ; 86 à 92 ; 97 à 100; 102 et 103 ; 111 et 112) des salariés ne mentionnant pas le montant du salaire, ce qui ne permet pas d’effectuer une quelconque comparaison.
Ces éléments sont donc nécessaires afin que le salarié fasse valoir ses droits dans le cadre d'un procès à venir.
L'ensemble de ces considérations conduit à retenir que la demande de M. Y repose sur un motif légitime de conserver ou d'établir avant tout procès la preuve de faits dont pourrait dépendre la solution du litige.
Il convient de rechercher, en second lieu, si les éléments dont la communication est demandée sont de nature à porter atteinte à la vie personnelle d'autres salariés, de vérifier quelles mesures sont indispensables à l'exercice du droit à la preuve et proportionnées au but poursuivi, au besoin en cantonnant le périmètre de la production de pièces sollicitée.
La communication d’éléments permettant d’établir l’évolution de carrière et le salaire de collègues de M. Y placés dans une situation comparable ou exerçant un travail à valeur égale, est une mesure d’instruction légalement admissible.
Cette communication est cependant de nature à porter atteinte à la vie personnelle de ces autres salariés s’agissant de la diffusion d’éléments qu’ils peuvent à juste titre ne pas souhaiter qu’ils soient portés à la connaissance de tiers.
Elle doit en conséquence être indispensable et strictement nécessaire à l’exercice du droit à la preuve et proportionnée au but poursuivi.
Il appartient donc au juge de peser les droits et libertés en conflit et de prendre, s’il y a lieu en faisant application du principe de proportionnalité, les mesures apparaissant strictement nécessaires à la défense des intérêts de celui qui allègue être discriminé et sollicite la mesure d’instruction.
Comme rappelé ci-dessus, les éléments versés aux débats par l’employeur ne sont pas tous exploitables, notamment les bulletins de salaire des salariés du panel qu’il propose, ledit panel (pièce FMM n°18) ne mentionnant ni les noms, prénoms, matricules des salariés concernés mais uniquement l’ancienneté dans l’entreprise, l’ancienneté de la carte de presse et celle pour le calcul par années, l’âge, l’emploi (tous assistants d’édition), la direction (service de rédaction concernée) et le salaire de base annuel sur 13 mois.
Ce même document présente un tableau indiquant les moyennes du panel (âge, ancienneté dans l’entreprise, ancienneté de la carte de presse, salaire de base annuel) comparées à celles concernant M. Y, qui indique que ce dernier, à âge égal, a une ancienneté dans l’entreprise de près de trois ans supérieure, une ancienneté de la carte de presse de près de deux ans supérieure et une différence de salaire de 71,30 euros.
En l’absence des noms des salariés, le panel, comme les bulletins de salaire, est inexploitable, puisqu’il n’est pas possible de comparer les données du panel aux curriculum vitae produits.
Le panel proposé par M. Y de 48 noms, selon le dispositif des écritures auquel se réfère la cour, fait l’objet d’observations de la part de l’employeur pour chaque salarié cité (sa pièce n°114).
Il est ainsi mentionné que certains salariés ont une ancienneté dans l’entreprise supérieure, ont été recrutés comme journalistes et non comme assistants d’édition, et/ou occupent des postes de chef d’édition, et/ou ont une ancienneté supérieure, ou exercent toujours comme pigistes à comparer au poste permanent de M. Y en contrat à durée indéterminée, et/ou une formation supérieure et sont plus âgés que ce dernier.
Les curriculum vitae ou profil LinkedIn des salariés du panel de 48 personnes ne sont pas tous produits ce qui ne permet pas une vérification.
Parmi les salariés, treize exercent toujours en tant que pigistes et par conséquent ont une situation précaire par rapport à M. Y en contrat à durée indéterminée depuis 2011. Une comparaison avec ces salariés n’apparait pas légitime. Il s’agit des numéros 15, 16, 17, 20, 21,22, 23, 24, 25, 26, 28, 29, 39 sur la liste du dispositif des conclusions de M. Y.
Ceux des noms pour lesquels aucun CV ou profil LinkedIn n’est produit voire aucune information fournie seront retenus. Il sera observé que le n°12 de la liste du dispositif, M. E, n’est pas mentionné dans le document n°114 de l’employeur qui indique à la place le nom de M. M mais le profil LinkedIn de M. E est versé aux débats.
Il convient en conséquence de retenir dans le panel les numéros 9, 10, 13, 14, 31, 33, 34, 37, 40, 42, 43, 44, 46 et 47.
Parmi les noms de la liste de M. Y pour lesquels un CV - souvent ancien - ou un profil LinkedIn - très succinct - est communiqué, il convient de retenir ceux dont le profil (ancienneté dans l’entreprise, expérience professionnelle, formation, fonctions lors de l’embauche) sont proches de celui de M. Y ou dont les informations fournies sont insuffisantes.
Il s’agit de :
- M. A dont le profil LinkedIn est très succinct et qui serait selon le bulletin de paie chef d’édition (pièces n°24 et 32),
- Mme Z (n°3), assistante du rédacteur en chef en 2011, puis assistante d’édition de 2012 à 2015 et chef d’édition à compter de 2015 (pièce n°101),
- M. A (n°4), lequel selon son CV n’a pas de formation de journaliste, ni d’expérience en tant que journaliste avant d’être engagé en 2014 comme journaliste rédacteur arabophone à France 24 (pièce n°108),
- Mme Z (n°8), dont l’ancienneté dans l’entreprise remonte à 2009, engagée comme journaliste pigiste puis assistante d’édition à compter de 2010, ses fonctions actuelles n’étant pas connues (pièce
n°21),
- M. Z (n°19) dont il est dit qu’il possède un master de journaliste et de sciences politiques, le CV non actualisé indiquant cependant que la formation a été suivie en auditeur libre. Il est également indiqué qu’il a été journaliste pigiste de 2008 à 2011 dans des quotidiens libanais sans mention de la date d’embauche au sein de FMM, ni ses fonctions à l’embauche et actuellement (pièce n°116),
- Mme A (n° 27) : son profil LinkedIn est succinct, rédigé en anglais non traduit, elle ne possède pas de formation de journaliste, est mentionnée comme journaliste freelance en janvier 2011 puis journaliste à France 24 en septembre de la même année (pièce n°85),
- Mme D (n°32) : son profil LinkedIn de 2022 est également succinct. Il est indiqué qu’elle est “news producer” depuis octobre 2010, précédemment assistante d’édition de 2009 à 2010.
Le bulletin de salaire mentionne une ancienneté depuis décembre 2008 et des fonctions en 2022 de chef d’édition (pièces n°87 et 95),
- Mme S (n°35) : le CV s’arrête à la période 2008 à 2011 en tant que chargée des prévisions à
France 24,
- M. B (n° 36) dont le CV est ancien (2011) mentionne qu’il est assistant d’édition rédaction arabophone pour France 24 et précédemment pigiste dans la même entreprise depuis 2008.
Les fonctions actuelles ne sont pas connues (pièce n°118),
- M. U (n°38) : selon son profil LinkedIn, il était réalisateur freelance chargé de
production à compter de 2007 et assistant d’édition magazines et news à compter de mars 2009, puis chef d’édition en 2012, journaliste reporter d’images à compter de 2016. Il n’est mentionné aucune formation (pièce n°93),
- M. G (n°41) : son CV ancien mentionne “journaliste rédacteur à France 24 arabe de septembre 2011 à aujourd’hui” et en même temps journaliste freelance et journaliste pigiste en 2013 pour d’autres média.
Or dans ses commentaires sur les salariés du panel de M. Y, l’employeur indique que
M. F a été engagé en 2015 directement comme journaliste et qu’il était déjà journaliste entre 2008 et 2010, le CV mentionnant plus exactement, assistant attaché de presse. Ses fonctions actuelles ne sont pas connues (pièce n°9),
- M. A (n°45) : son CV date de juin 2017, indique que depuis 2014 il est assistant d’édition journaliste à France 24. Sa formation (doctorat) ne comprend pas de formation de journaliste et ses fonctions actuelles ne sont pas connues (pièce n°117).
La mesure d’instruction sera donc limitée à ce panel des 26 salariés ainsi retenus.
S’agissant des documents à produire, il doit être fait droit à la demande dans la limite de ce qui est indispensable à l'exercice du droit à la preuve et proportionné au but poursuivi, en tenant compte des droits des autres salariés et en particulier du respect de leur droit à la vie privée.
En l’espèce, la production des bulletins de salaire des 26 salariés du panel, des contrats de travail et de leurs avenants, ainsi que les curriculum vitae, apparait indispensable s’agissant d’une discrimination alléguée tant sur les fonctions que sur le salaire.
Cependant, la communication doit être limitée aux bulletins de salaire de décembre de chaque année à compter de l’engagement du salarié concerné jusqu’en décembre 2022 en y ajoutant le bulletin de salaire d’août 2023, aux contrats de travail et aux avenants, aux curriculum vitae lorsque ceux-ci n’ont pas déjà été produits.
Seront appliquées à l’ensemble de ces documents, les restrictions liées au respect de la vie privée des salariés concernés, à savoir l'occultation des mentions du numéro de sécurité sociale, du RIB, de l’adresse du salarié, du taux imposable et du salaire après impôts, des absences pour maladie ou accident du travail.
Sur la base de ces documents, M. Y est à même de déterminer les périodes et la qualification des postes occupés et les augmentations de salaire, de sorte qu’il ne sera pas fait droit au surplus des demandes du salarié concernant la communication des documents qu’il sollicite.
La société France Médias Monde sera donc condamnée à remettre les documents susmentionnés relatifs au panel des 26 salariés retenus tels que visés au dispositif du présent arrêt.
L’ordonnance sera infirmée en ce que la formation de référé a dit n’y avoir lieu à référé.
3- sur la demande d’astreinte
L'article L. 131-1 du code des procédures civiles d'exécution prévoit que : « Tout juge peut, même d'office, ordonner une astreinte pour assurer l'exécution de sa décision. Le juge de l'exécution peut assortir d'une astreinte une décision rendue par un autre juge si les circonstances en font apparaître la nécessité. »
Pour assurer l'exécution du présent arrêt, en tenant compte du comportement de l’employeur qui a, dès le début de la procédure communiqué spontanément des documents, la condamnation sera assortie d'une astreinte provisoire de 20 euros par jour et par document demandé, passé le délai de quatre mois après la signification de l'arrêt et qui courra pendant deux mois.
Les circonstances de la cause ne conduisent pas à se réserver le pouvoir de liquider l'astreinte prononcée.
4- sur les frais irrépétibles et les dépens
Le jugement sera infirmé en ce qu’il a condamné M. Y aux dépens.
La société France Médias Monde sera condamnée à payer à M. Y la somme de 2 000 euros en application des dispositions de l’article 700 du code de procédure civile, pour la procédure de première instance et d’appel.
Elle sera déboutée de sa demande à ce titre et condamnée aux dépens de première instance et d’appel avant cassation et après cassation.
Frédéric CHHUM avocat et ancien membre du conseil de l’ordre des avocats de Paris (mandat 2019-2021)
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