Dans un jugement en date du 29 juillet 2019, le Conseil de prud’hommes de Paris répond par l’affirmative et requalifie la démission en prise d’acte, avec les effets d'un licenciement sans cause réelle et sérieuse.
Les parties peuvent faire appel du jugement.
1) Faits et procédure
Madame X a été engagée par BETTY BLUE SPA à compter du 18 septembre 2017 en qualité de Directrice de Boutique, statut Cadre, sous contrat à durée indéterminée.
Par courrier du 19 octobre 2017, Madame X a dénoncé ses conditions de travail et notamment un manque d’effectif de la boutique ainsi qu’un rythme de travail acharné.
A compter de février 2018, elle a alerté une nouvelle fois la société BETTY BLUE SPA de la surcharge de travail afin qu’une vendeuse supplémentaire soit recrutée.
Après avoir pris connaissance d’une convocation à un entretien préalable à un éventuel licenciement pour faute grave devant se tenir le 11 octobre 2018, Madame X a démissionné de son poste le 5 octobre 2018, en invoquant différents griefs à l’encontre de BETTY BLUE SPA.
Madame X a saisi le Conseil de prud’hommes d’une demande en requalification de sa démission en prise d’acte aux torts exclusifs de son employeur.
2) Jugement du Conseil de prud’hommes de Paris du 29 juillet 2019
Dans un jugement 29 juillet 2019, le Conseil de prud’hommes de Paris requalifie la démission du 5 octobre 2018 de Madame X en prise d’acte s’analysant en une rupture aux torts exclusifs de l’employeur et condamne la société BETTY BLUE SPA à verser à Madame X les sommes suivantes :
- 14.277,74 euros à titre d’indemnité de préavis ;
- 1.427,77 euros à titre de congés payés afférents ;
- 9.518,50 euros à titre de dommages intérêts pour rupture abusive.
La salariée obtient au total la somme de 25.224,01 euros.
2.1) Sur la recevabilité de la demande de prise d’acte
L’article L.1451-1 du Code du travail dispose que lorsque le Conseil de prud’hommes est saisi d’une demande de qualification de la rupture du contrat de travail à l’initiative du salarié, en raison de faits que celui-ci reproche à son employeur, l’affaire est directement portée devant le bureau de jugement, qui statue au fond dans un délai d’un mois suivant la saisine.
En l’espèce, le 5 octobre 2018 Madame X a écrit un courriel intitulé « Démission immédiate » à son employeur.
Moins de vingt-quatre heures plus tard, Madame X a adressé un nouveau courriel, concomitant au premier, dans lequel elle fait état, entre autres, d’une impossibilité de respecter les délais de préavis « en considération des agissements continuels de la direction envers sa personne ».
Sur ce point, le Conseil de prud’hommes de Paris affirme que :
« En conséquence, le Conseil dit que les dispositions de l’article L.1154-1 du Code du travail sont remplies en l’espèce, en ce que la salariée a effectivement rompu son contrat à son initiative, en raison de faits qu’elle reproche à son employeur.
En conséquence, le Conseil dit que la demande de Madame X de requalification de la rupture, en prise d’acte, est recevable.
2.2) Sur le harcèlement moral
A l’appui de sa demande, Madame X invoque une surcharge de travail récurrente depuis son embauche et une absence de réactivité de son employeur à sa charge de travail et à celle des vendeuses de la boutique, ayant entrainé des tensions managériales.
A cet effet, le Conseil de prud’hommes de Paris considère que :
« En l’espèce, les éléments de fait présentés par la demanderesse (…) ne sont pas constitutif d’un harcèlement moral opéré par l’employeur. En effet, malgré son manque de réactivité, ce dernier s’est rendu sur place à plusieurs reprises et a répondu, quoique tardivement, à certaines problématiques.
En outre, ces agissements n’ont eu ni pour objet, ni pour effet de porter atteinte à la dignité ou aux droits de la salariée et la dégradation de sa santé n’a fait l’objet d’aucun arrêt de travail, ni de mention particulière dans la fiche entreprise de la médecine du travail.
En conséquences, le Conseil déboute Madame X de sa demande de dommages-intérêts pour harcèlement moral ».
2.3) Requalification de la démission du 5 octobre 2018 en prise d’acte de la rupture
« En l’espèce, Madame X, d’origine italienne et ne connaissant pas le droit du travail français, qualifie de « démission » son message notifiant à la société BETTY BLUE SPA la rupture de son contrat de travail le 5 octobre 2018 tout en l’assortissant de reproches adressés à son employeur, qu’elle développe quelques heures plus tard, dans un nouveau courriel et justifiant de son départ immédiat de l’entreprise et de l’impossibilité d’effectuer un préavis.
Ces trois critères (manquement de l’employeur, absence de préavis et caractère immédiat de la rupture) caractérisent bien une prise d’acte de la rupture et non une démission, peu importe la qualification que les parties ont donné à la rupture du contrat de travail à l’initiative de la salariée à l’époque des faits.
En l’espèce, Madame X n’a eu de cesse depuis octobre 2017 d’écrire au siège de la société BETTY BLUE SPA afin d’obtenir un accompagnement, des formations, un renforcement des équipes en sous-effectif chronique, un allègement du rythme de travail effréné pour soulager les vendeuses épuisées, un aménagement des horaires et des pauses notamment en juillet et août, et enfin une aide à la direction de la boutique pour réduire sa propre charge de travail. Or, l’employeur n’a pas apporté de réponse à ces problématiques récurrentes depuis son embauche, alors même que le chiffre d’affaire de la boutique doublait de 80.000 euros à 168.000 euros au mois de mai 2018. La situation atteint son apogée pendant l’été 2018 avec des tensions importantes entre l’équipe des vendeuses et Madame X, qui, en tant que directrice de boutique, n’arrive plus à expliquer l’inertie de son management devant les problématiques remontées du terrain.
C’est ainsi que Madame X a dû procéder, seule, au recrutement d’une vendeuse en février 2018, sa demande de remplacement du départ d’une salariée étant restée lettre morte. De même, ce n’est qu’après plusieurs alertes de Madame X, et dans l’urgence absolue que l’employeur finissait par accorder en juillet 2018, des pauses déjeuner aux vendeuses. Malgré ses alertes répétées sur sa surcharge de travail et les conditions de travail difficiles au sein de la boutique pour tous les membres de l’équipe, aucune solution n’a été apportée par l’employeur à ces problématiques de fond, conduisant la salariée à l’épuisement devant l’incompréhension de la situation par son management, le dernier exemple étant le refus de créer un poste d’adjointe de boutique pour la soulager dans ses tâches. Ces manquements de l’employeur démontrent que Madame X ne pouvait en réalité exercer ses prérogatives de directrice de boutique, conformément à son contrat de travail, celle-ci étant régulièrement ignorée ou déjugée dans sa fonction de direction par le siège italien de l’enseigne BETTY BLUE SPA, rendant dès lors impossible la poursuite de la relation de travail (…).
En conséquence, le Conseil requalifie la démission du 5 octobre 2018 en prise d’acte de la rupture du contrat de travail aux torts exclusifs de la société BETTY BLUE SPA et dit que cette rupture produit les effets d’un licenciement abusif et rejette la nullité fondée sur le harcèlement moral.
En conséquence, le Conseil condamne la société BETTY BLUE SPA à verser à Madame X :
- Une indemnité compensatrice de préavis à hauteur de 14.277,74 euros ;
- Les congés payés afférents pour 1.427,77 euros ;
- Et des dommages-intérêts pour licenciement abusif à hauteur de 9.518,50 euros ».
2.4) Sur le non-respect de l’obligation de sécurité
« En l’espèce, la salariée a eu des visites régulières au service de la médecine du travail qui a émis la concernant des avis d’aptitude sans réserve et sans mention de risque particulier associé à son poste. En outre, la société une fois avertie des difficultés rencontrées lors de l’été 2018, a effectivement mis en place les pauses réclamées par les vendeuses de la boutique, afin de leur octroyer un repos leur permettant de récupérer d’une période de travail intense.
Dès lors, le Conseil ne retient pas de manquement de l’employeur pouvant déclencher l’octroi d’une indemnisation au titre de son obligation de sécurité envers Madame X.
En conséquence, le Conseil déboute Madame X de sa demande de dommages-intérêts pour non-respect de l’obligation de sécurité ».
2.5) Déclaration tardive de l’accident du travail du 11 octobre 2018
Madame X soutient que, ayant rétracté sa démission le 10 octobre 2018, elle est légitime à invoquer un accident du travail survenu le 11 octobre 2018.
Le Conseil de prud’hommes de Paris décide que :
« Madame X ne peut invoquer tout à la fois la requalification de la rupture en prise d’acte à compter du 6 octobre 2018 et invoquer un accident du travail le 11 octobre suivant. C’est pourquoi le Conseil, ayant requalifié la démission de Madame X en prise d’acte à compter du 6 octobre 2018, dernier jour de la demanderesse sur le lieu de travail e dernier jour de contrat, la prise d’acte ayant un effet immédiat, juge que la salariée est mal fondée à demander un dédommagement relatif à un évènement postérieur à la relation contractuelle à laquelle elle a elle-même mis fin. En tout état de cause, la société BETTY BLUE SPA a néanmoins sollicité la CPAM qui a réclamé la formalisation de la déclaration d’accident de travail, ce qui a été fait, et aucun préjudice ne résulte de la tardiveté de ladite déclaration.
En conséquence, le Conseil déboute Madame X de sa demande de dommages-intérêts pour déclaration tardive d’accident du travail par l’employeur ».
Frédéric CHHUM avocat et membre du conseil de l’ordre des avocats de Paris
Léonie Aubergeon
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