L'élément matériel du délit de banqueroute pour irrégularités comptables est relativement aisé à établir. En revanche, ce n'est pas le cas de l'élément intentionnel, pourtant indispensable pour caractériser le délit.
Deux arrêts de la chambre criminelle rendus le 19 décembre 2012 précisent en quoi peut consister l'élément intentionnel et sa preuve, qui sont deux conditions essentielles à la condamnation de l'auteur au délit de banqueroute (Cour de cassation, chambre criminelle, 19 décembre 2012, N°11-86.702 et 11-86.601). Ces arrêts abordent les conséquences néfastes des irrégularités comptables commises par des dirigeants de droit ou de fait de sociétés soumises à une procédure collective.
I/ L'élément matériel constitutif du délit de banqueroute
L'élément matériel peut revêtir des formes différentes. Elles sont limitativement énumérées par l'article L. 654-2 du Code de commerce. Cet article dispose que :
« En cas d'ouverture d'une procédure de redressement judiciaire ou de liquidation judiciaire, sont coupables de banqueroute les personnes mentionnées à l'article L. 654-1 contre lesquelles a été relevé l'un des faits ci-après :
1° Avoir, dans l'intention d'éviter ou de retarder l'ouverture de la procédure de redressement judiciaire ou de liquidation judiciaire, soit fait des achats en vue d'une revente au-dessous du cours, soit employé des moyens ruineux pour se procurer des fonds ;
2° Avoir détourné ou dissimulé tout ou partie de l'actif du débiteur ;
3° Avoir frauduleusement augmenté le passif du débiteur ;
4° Avoir tenu une comptabilité fictive ou fait disparaître des documents comptables de l'entreprise ou de la personne morale ou s'être abstenu de tenir toute comptabilité lorsque les textes applicables en font obligation ;
5° Avoir tenu une comptabilité manifestement incomplète ou irrégulière au regard des dispositions légales ».
Les deux derniers cas mentionnés correspondent à des irrégularités comptables. La Cour de cassation a déjà eu l'occasion de rappeler que la tenue d'une comptabilité est une obligation légale personnelle pour toute personne physique ou morale commerçante (Chambre criminelle, 6 avril 2011).
Ces irrégularités peuvent consister en la tenue d'une comptabilité fictive, en l'absence totale de comptabilité obligatoire, en la disparition de documents comptables (soustraction frauduleuse des documents comptables), en une comptabilité manifestement incomplète ou irrégulière au regard des dispositions légales. Rappelons que les principes comptables sont définis par l'article L. 123-14 du Code de commerce . Il s'agit de la régularité, de la sincérité, de la fidélité et de la prudence selon les dispositions de l'article L. 123-20 du Code de commerce.
Dans le premier arrêt rendu le 19 décembre 2012, le gérant d'une société a été condamné pour abus de confiance et escroquerie (articles 314-1 et 313- du Code pénal). En effet, le gérant s'était engagé dans un contrat de dépôt-vente qu'il avait violé (il avait vendu les biens confiés et n'en avait pas restitué le prix aux propriétaires en violation des termes du contrat). De même, certains de ses clients avaient commandé un bateau, versé un acompte et remis leur ancien bateau au gérant sans qu'aucune livraison n'ait jamais été effectuée.
Ainsi, la société rencontrait de graves difficultés financières, qui se sont aggravées par la perte de différents marchés et la rupture de soutiens financiers.
Le comptable de la société a conseillé au gérant de déposer le bilan. Le gérant a attendu plus de deux mois pour procéder à une déclaration de cessation des paiements. Le tribunal prononce le redressement judiciaire de la société, fixant la date de cessation des paiements au jour de la déclaration. Malgré un passif important, l'activité se poursuivit et le gérant a pris de multiples commandes de bateaux. Afin de payer ses fournisseurs, il a prélevé des sommes d'argent en espèces de la trésorerie de la société, en violation des règles comptables. Il a omis d'enregistrer certaines dettes afin d'augmenter artificiellement le résultat de l'entreprise et de diminuer le passif. À l'audience, le mandataire judiciaire a indiqué que le gérant avait effectué de nombreux retraits en espèces avant la liquidation judiciaire et négligé de matière constante la tenue de la comptabilité malgré les alertes répétées du comptable. Il résulte des éléments de l'affaire qu'aucune comptabilité ne pouvait être fournie pour les années 2005 et 2006.
Par application combinée des articles L. 123-12 du Code de commerce (instituant les obligations comptables pour toute personne physique ou morale ayant la qualité de commerçant) et L. 654-2, 5°, du Code de commerce (qui incrimine le délit de banqueroute pour tenue de comptabilité manifestement incomplète ou irrégulière), le gérant a été condamné à deux ans d'emprisonnement dont un avec sursis avec mise à l'épreuve ainsi que 5 000 € d'amende. De même, il a été prononcé contre lui la peine de faillite personnelle pour une durée de cinq ans.
Dans le second arrêt, le dirigeant de fait et les dirigeants de droit d'une société d'ambulances ont été poursuivis et condamnés pour avoir commis de multiples infractions pénales : escroqueries, faux en écriture, abus de confiance, abus de biens sociaux, blanchiment de capitaux et banqueroute.
La société a fait l'objet d'une procédure de liquidation judiciaire et le dirigeant de fait et un dirigeant de droit ont été poursuivis sur le fondement du délit de banqueroute pour absence de comptabilité (article L. 654-2, 4° du Code de commerce). Les deux prévenus ont reconnu ne tenir aucune comptabilité depuis plusieurs années. Le dirigeant de fait a été condamné à une peine de trois ans d'emprisonnement dont deux avec sursis avec mise à l'épreuve pendant trois ans, à une amende de 30 000 €, ainsi qu'à une interdiction de gérer toute entreprise commerciale, artisanale, agricole ou toute personne morale pendant cinq ans.
Ces deux arrêts illustrent que l'élément matériel du délit de banqueroute était caractérisé sans aucun puisque les investigations de la procédure avaient permis de démontrer l'absence de comptabilité obligatoire. La matérialité des faits est donc aisément prouvée par l'impossibilité de produire tout élément comptable. Cependant, dans les deux pourvois, la contestation porte sur l'élément intentionnel de l'infraction.
II/ L'élément intentionnel nécessaire à la caractérisation du délit de banqueroute
L'article 121-3 du Code pénal dispose que :
« Il n'y a point de crime ou de délit sans intention de le commettre ».
Ainsi, le délit de banqueroute implique d'établir la preuve que le prévenu a commis les faits matériels de façon intentionnelle, délibérée.
Dans les deux arrêts, les juges du fond ont estimé que la preuve était rapportée et que les prévenus se sont abstenus de tenir une comptabilité obligatoire de manière volontaire.
L'intentionnalité est contestée dans le pourvoi au motif qu'il aurait été nécessaire de démontrer que les auteurs des faits avaient eu l'intention de « porter atteinte aux intérêts des créanciers des sociétés » pour caractériser l'infraction.
En général, l'élément intentionnel du délit de banqueroute est apprécié souplement par les juridictions pénales. La jurisprudence considère souvent que l'auteur de l'infraction d'affaires étant un professionnel (et souvent un dirigeant de société), il doit nécessairement connaître la limite entre les actes licites et les actes illicites.
Dans les deux arrêts de 2012, la chambre criminelle s'appuie sur le fait que la preuve de l'absence de comptabilité prouve par elle-même la conscience qu'en avait nécessairement les dirigeants.
L'élément intentionnel du délit de banqueroute a une nature différente selon la nature de l'acte matériel incriminé par la loi.
Dans le premier cas, celui de banqueroute réalisé par une revente à perte ou par l'emploi de moyens ruineux pour se procurer des fonds (article L. 654-2, 1°), la loi exige la preuve d'un double élément intentionnel :
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la preuve d'un dol général comme pour tous les crimes et les délits (Chambre criminelle, 5 avril 2006 et chambre criminelle, 8 novembre 2006)
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la preuve d'un dol spécial qui consiste dans la volonté d'éviter ou de retarder, par la trésorerie obtenue par les agissements illicites, l'ouverture d'une procédure de redressement ou de liquidation judiciaires.
La partie poursuivante devra démonter que les actes commis l'ont été dans ce but unique de faire obstacle à la cessation des paiements. Si la preuve de ce mobile n'est pas rapportée, la poursuite ne peut pas prospérer car l'infraction de banqueroute n'est pas consommée (Cour de cassation, chambre criminelle, 21 septembre 1994).
En revanche, pour les quatre autres cas de banqueroute incriminés par la loi, et notamment pour les irrégularités comptables, seule la preuve du dol général est exigée par la loi.
Le dol spécial est donc exclu dans ces hypothèses. En ce sens, l'argument du pourvoi selon lequel il est indispensable que la juridiction pénale démontre que les prévenus ont voulu, par leurs agissements, porter atteinte aux intérêts des créanciers, n'est pas recevable. Cette intention de nuire aux intérêts des créanciers (dol spécial) n'est pas exigée par le texte d'incrimination qui se limite à la preuve de la mauvaise foi de l'auteur. Le délit de banqueroute est caractérisé dans les deux arrêts car la preuve du dol général est rapportée ainsi que la preuve de l'élément matériel.
En principe, la preuve de la mauvaise foi de l'auteur incombe au ministère public. Cependant, une jurisprudence constante tend à considérer que la preuve de la mauvaise foi découle de la seule constatation de l'acte matériel constitutif du délit (Cour de cassation, chambre criminelle, 19 janvier 1981, chambre criminelle 2 mars 1989). Les arrêts du 19 décembre 2012 s'inscrivent dans cette ligne jurisprudentielle puisque la preuve de la mauvaise foi est directement déduite de la constatation matérielle de l'absence de comptabilité. Ainsi, il existe une présomption de mauvaise foi, qui résulte du fait que le banqueroutier commet les actes reprochés à un moment où la société est en cessation des paiements, ce qu'il ne peut ignorer.
Par ailleurs, sa qualité de professionnel ou de dirigeant social ne lui permet pas de prétendre ignorer l'existence et l'étendue de ses obligations comptables.
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Joan DRAY
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